La dérive des démocraties libérales depuis la fin de la Guerre froide
- paulloussot4
- il y a 6 jours
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Par Alexis Dauphin
La chute de l'URSS en 1991 a définitivement anéanti le modèle communiste comme horizon viable pour l'ordre mondial. Le modèle de la démocratie libérale avait donc triomphé, et les espoirs d'une diffusion de ce modèle étaient permis. Après presque un demi-siècle d'essais divers, la démocratie libérale s'était révélée être le système le plus résilient et durable, justifiant ainsi la célèbre formule de Churchill : « La démocratie est la pire forme de gouvernement, à l'exclusion de toutes les autres. » Pourtant, une trentaine d'années plus tard, a-t-on assisté à une diffusion planétaire du modèle démocratique ? Les démocraties libérales ont-elles porté leurs idéaux sur la scène internationale et assuré le respect d'un droit universel ?
Ces lignes pleines de naïveté procurent un sourire amer. Les démocraties libérales ne semblent aujourd’hui plus en accord avec elles-mêmes. Il semble s’être opéré un décalage entre les valeurs des démocraties libérales et leurs actes, comme si les gouvernements ne s’étaient pas montrés à la hauteur du modèle démocratique. Autant dans leurs politiques nationales que sur la scène internationale, les démocraties ne sont plus perçues par un grand nombre de pays comme un modèle à suivre. Pire encore, certaines démocraties dérivent jusqu’à franchir les limites du droit international et mettent en danger les droits et valeurs qu’elles sont censées défendre.
Dans Le naufrage des civilisations [1], Amin Maalouf écrit ces mots : « Quand les héritiers des plus grandes civilisations et les porteurs des rêves les plus universels se métamorphosent en tribus rageuses et vengeresses, comment ne pas s'attendre au pire pour la suite de l'aventure humaine ? » La dérive des démocraties libérales pourrait propulser sur le devant de la scène des régimes autoritaires, belliqueux, qui fondent leur vision du monde sur la loi du plus fort.
La dérive des démocraties sur la scène internationale
Domination et sentiment de supériorité des démocraties libérales à la fin de la Guerre froide
Il s'agit d'abord de tenter de comprendre la dérive des démocraties depuis la fin de la guerre froide. Cette dérive n’est pas nécessairement spectaculaire ou visible ; elle est faite d'éléments parfois anodins ou anecdotiques, mais qui, mis bout à bout, révèlent un basculement. D’abord, les politiques étrangères de certaines démocraties libérales ont révélé le décalage entre les valeurs défendues et les actes. Pour le comprendre, il faut souligner le changement de représentations qui s’est opéré à la fin de la guerre froide. Le statut de « vainqueur » du camp libéral semble lui avoir conféré un sentiment d’immunité, voire de supériorité vis-à-vis des autres pays. La mission Restore Hope en Somalie en 1993 ou l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 sont révélatrices d’une nouvelle ambition de la démocratie américaine de se positionner en gendarme du monde. Mais comment un droit international peut-il subsister si un État est le shérif de tous les autres ?
L’asymétrie de l’ordre mondial de 1945, incarnée par le Conseil de sécurité, n’a pas été supprimée en 1991, mais remplacée par une nouvelle asymétrie : une domination américaine de l’ordre mondial. L’intervention unilatérale américaine en 2003 en est la preuve flagrante, puisque aucune sanction internationale n’a été appliquée à l’encontre des USA. Le droit international a donc rapidement été perçu comme un outil de coercition qui ne s’applique qu’à certains États. Depuis sa création en 1998, la CPI (Cour pénale internationale) a concentré ses poursuites pour crimes de guerre dans les pays en développement, notamment en Afrique. Ainsi, certaines démocraties, comme la démocratie américaine, ont participé à l’érosion du droit international, en l'appliquant seulement lorsqu'il est en accord avec leurs intérêts. Le ressentiment vis-à-vis de ce « deux poids, deux mesures » a entraîné une défiance générale des pays non occidentaux vis-à-vis du droit international.
La perte morale des démocraties
La guerre d’Irak permet également d’envisager la conséquence directe du sentiment d’impunité de certaines démocraties : un affaissement moral. La prison tristement célèbre d’Abou Ghraib, où les soldats américains ont torturé et assassiné des prisonniers irakiens, est le symbole d’un basculement de la démocratie américaine dans la barbarie. Dans son ouvrage La peur des barbares[2], Tzvetan Todorov souligne que lorsque "tout est permis" dans le combat contre la terreur, le contre-terroriste commence à se confondre avec le terroriste initial. Il ne fait aucun doute que les attentats du 11 septembre 2001 sont barbares, mais la pratique de la torture et la violation unilatérale de la souveraineté d’un État le sont tout autant. La réponse américaine fut une réponse passionnelle qui a terni, et qui continue de ternir, l’image de la plus ancienne démocratie au monde. Le paradoxe est que la morale a été surreprésentée dans les discours des autorités américaines, annonçant leur « guerre contre le mal ». L'affaissement moral de certaines démocraties ne signifie donc pas la disparition de toute morale, mais son utilisation à des fins politiques et stratégiques.
De même, la guerre menée par Israël contre le Hamas dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023 est un signe de cet affaissement moral. Comme le rappelle Todorov, « la peur des barbares est ce qui risque de nous rendre barbares » : bien avant le 7 octobre, depuis des décennies, les autorités israéliennes ont alimenté la peur de leur population vis-à-vis des Palestiniens pour justifier leurs politiques d'annexion et de colonisation de territoires. Avec le temps, les populations de la bande de Gaza et de la Cisjordanie sont devenues des menaces existentielles dans les représentations israéliennes, qui doivent être neutralisées voire éliminées. Comme dans le cas américain, la morale n’a pas disparu des discours des gouvernements israéliens ; au contraire, celle-ci s’est radicalisée, les Palestiniens devenant le mal absolu contre lequel Israël doit se défendre. L’utilisation excessive des concepts de Bien et de Mal reflète donc un manichéisme inquiétant, qui légitime ensuite les interventions unilatérales, l’ingérence et les crimes de guerre. Les pays européens qui, jusqu’à très récemment, n’ont pas pris d’actions concrètes à l’encontre du gouvernement israélien participent au sentiment d’impunité qui règne depuis la fin de la guerre froide.
La dérive intérieure des démocraties
Repli sur soi et angoisse sécuritaire
La dérive des démocraties ne s’observe pas seulement dans leurs actions internationales, mais également dans leurs politiques nationales. Le 11 septembre a donné naissance à une angoisse sécuritaire au sein des démocraties. Dès lors, l’enjeu n’était plus la diffusion de leur modèle et de leurs valeurs, mais leur conservation. Les différents attentats terroristes en Europe qui ont suivi le 11 septembre ont renforcé le sentiment d’insécurité des démocraties, qui se sont mises à penser le monde comme leur étant hostile. Les thèmes de la frontière, de la souveraineté et de l’immigration sont donc devenus centraux dans les discours politiques. L’idée d’exister « avec » s’évapore lentement au profit d’une existence « par rapport » voire « contre ». L’universalité de l’espèce humaine n’est même plus une idée envisagée et, au contraire, on observe une multiplication des éléments de distinction par rapport à l’autre au sein des démocraties.
Autrement dit, il s’opère un retour de la question identitaire. Pour défendre cette identité, les populations des démocraties semblent accepter des pratiques aux antipodes de leurs valeurs. Pour reprendre l'expression d'Amin Maalouf, on observe l'émergence d'identités meurtrières, c'est-à-dire des identités envisagées comme fixes et non mouvantes, qui doivent être protégées contre des menaces exogènes. Le projet porté par Giorgia Meloni de déportation de migrants illégaux en Albanie ne semble pas avoir terni sa popularité, et semble même avoir été soutenu par une partie de la population italienne. La « protection » de l'identité italienne ou européenne semble aujourd'hui justifier le déplacement forcé et l'atteinte à la dignité de plusieurs milliers de personnes.
Le spectre de l'autoritarisme
Enfin, le risque majeur de cette nouvelle angoisse sécuritaire réside dans ses conséquences sur les pouvoirs en place des démocraties. L’héritage hobbesien, qui prône un État fort pour assurer la sécurité, connaît un regain de popularité. Les populations semblent plus enclines à accepter la censure, la répression ou la concentration des pouvoirs, si cela permet un gain de sécurité. La réélection de Donald Trump aux États-Unis est paradigmatique de ce retournement, où la sécurité — ou du moins le sentiment de sécurité — est priorisée par rapport à la liberté. L'administration Trump a par exemple fait appel à l'armée fédérale pour réprimer les manifestations de Los Angeles. Cette décision reflète la volonté de diminuer l'indépendance des États au sein du pays et de favoriser l'émergence d'un pouvoir fédéral centralisé. Ainsi, les États comme la Californie, qui s'opposent clairement à la nouvelle administration, sont dépeints comme des agents du chaos, pour justifier la diminution de leur autonomie politique.
Les images d'émeutes à Los Angeles ont été diffusées massivement par les partisans trumpistes, attisant la peur et le désir sécuritaire au sein de la population américaine.
Les conséquences de ces dérives
La disparition de l’idée d’une démocratie non-occidentale
D’abord, un nombre croissant d’États considèrent le modèle démocratique comme un outil de légitimation d’un « impérialisme occidental » et non plus comme un idéal politique souhaitable. Dès la guerre froide, la démocratie libérale a perdu son indépendance conceptuelle, se retrouvant incluse dans le concept d’Occident, face à l'Orient communiste et antidémocratique. La récente dérive des démocraties libérales a définitivement anéanti la distinction conceptuelle entre les deux. Dès lors, le rejet actuel de l’ordre occidental entraîne le rejet de la démocratie. Par exemple, autant Todorov que Maalouf soulignent la confusion entre valeurs démocratiques et Occident au sein du monde musulman. Adopter ces valeurs serait une allégeance et une soumission à l'Occident.
L'essor de nouveaux modèles autoritaires concurrents
Pourtant, si l’ordre international n’a sans doute pas besoin de l’Occident, il est possible qu’il ait besoin de la démocratie. Les régimes autoritaires, comme la Chine ou la Russie, prétendent incarner un nouveau modèle qui assure sécurité et ordre à leur population. Pourtant, la diffusion d’un tel modèle semble inenvisageable, car il repose sur l’idée de domination des uns sur les autres, et sur l’usage de la force pour imposer sa volonté. L’ordre international ne serait en aucun cas émancipé de toute asymétrie, et serait marqué par des logiques prédatrices constantes qui finiraient par se répercuter sur les populations. La population russe expérimente actuellement cette triste réalité. Au contraire, la démocratie libérale, en plus de garantir les libertés fondamentales de l'individu, semble être le modèle capable d'assurer l'équilibre de l'ordre mondial. Pour preuve, la récente dérive des démocraties a débouché sur un monde toujours plus fragmenté et marqué par de nouveaux conflits armés.
En effet, le déclin du prestige des régimes démocratiques et l'affaissement moral de leurs gouvernements ont permis aux autres régimes d'enfreindre à leur tour le droit international sans crainte de grandes représailles. En 2008, la Russie intervient militairement en Géorgie pour défendre les régions séparatistes des forces géorgiennes. Cette opération intervient seulement cinq ans après celle américaine en Irak, laissant penser que les États-Unis ont ouvert une brèche d'interventionnisme qu'ils n'ont jamais pu refermer. Les États comme la Russie, la Chine ou encore l'Iran utilisent cette brèche pour justifier leurs politiques étrangères parfois belliqueuses. Ils ont même tendance à exagérer ou accentuer la dérive des démocraties, pour mieux légitimer leurs propres modèles.
Conclusion
La démocratie libérale doit pouvoir rester un horizon envisageable. Il ne s’agit en aucun cas de l’imposer, mais de la présenter comme un avenir possible à des États en quête d’identité politique. Pour cela, les démocraties libérales actuelles doivent renouer avec leurs principes fondateurs et leurs valeurs. Non seulement les gouvernements, mais également l’ensemble des individus au sein des démocraties ont ce devoir et cette responsabilité. Le régime démocratique est d’abord né à l’échelle de l’homme et de ses aspirations.
[1] Maalouf, Amin. Le naufrage des civilisations. Bernard Grasset, 2019.
[2] Todorov, Tzvetan. La peur des barbares : au-delà du choc des civilisations. R. Laffont, 2008.



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